Ce 20 décembre à la Cité internationale universitaire de Paris, Simon Teyssou recevait son Grand Prix de l’urbanisme 2023 des mains de Philippe Mazenc, directeur général de l’aménagement, du logement et de la nature – le ministre du Logement Patrice Vergriete s’étant décommandé. A l’issue d’un après-midi d’échanges sur l’urbanisme dans la ruralité, domaine qu’il a amplement défriché, l’architecte urbaniste a délivré un message conjuguant alertes et propositions :
« La question spécifique des petites centralités me préoccupe au quotidien : la vacance du bâti, l’état du bâti aussi – les petites centralités connaissent des situations extrêmement contrastées : on trouve dans la même rue un bâti bien orienté, avec un jardin, plutôt en bon état, et un bâti adossé à un coteau par exemple, mal orienté, mono-orienté, qui n’a pas de jardin, et l’on peut retrouver des linéaires qui sont tout simplement en train de s’effondrer. Que fait-on de ces situations, sachant que le coût de réhabilitation de ce patrimoine est important, qu’il y a une concurrence du foncier en périphérie de ces localités qui reste encore aujourd’hui une solution pour la plupart des ménages souhaitant venir habiter ces communes ? Et ce alors que tous ces immeubles représentent un gisement considérable à valoriser.
Deuxième constat : une situation récurrente dans ces petites centralités et ces centres-bourgs est leur périurbanisation, qui a produit un urbanisme peinant à fabriquer un territoire de qualité. On y a observé dans les années 1950-1960 les premières installations liées aux loisirs (les premières salles polyvalentes, les terrains de foot, les premières piscines…) et aujourd’hui une fuite assez généralisée des équipements publics vers ces périphéries mais aussi des commerces qui vont capter le flux des routes départementales notamment. Il y a une accélération de cette fuite des services vers les périphéries, notamment dans les projets de regroupements d’écoles. Nous participons à de nombreux concours en ce moment dans les territoires ruraux où souvent, malheureusement, les écoles quittent les centres-bourgs. Ces centralités sont un peu abîmées par ces va-et-vient des parents et des enfants.
Un autre constat, c’est celui d’un sentiment d’abandon - je ne suis pas sûr que ce soit vraiment un abandon – avec des services publics dégradés. Un seul exemple : dans les années 1980, chez mes parents, au fin fond du Cantal, dans un tout petit hameau, quand il y avait une panne de téléphone la réparation intervenait dans les 48 heures, aujourd’hui c’est trois semaines et peut-être plus. Ce sentiment d’abandon s’incarne aussi par la dépendance à la voiture. Quand le coût de l’énergie augmente, les familles n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Il y a donc un sentiment de déclassement qui se traduit par le mouvement des gilets jaunes, le vote des extrêmes, etc.
Quatrième constat : des modèles aménagistes en fin de course. On observe un système d’aménagement qui interroge. Dans les territoires ruraux ce sont les pavillonneurs qui ont conduit à cet étalement urbain. Dans les métropoles on sent bien que l’on est en train d’atteindre des limites écologiques. Et quant à notre constat à l’échelle planétaire, on fait face à un triple défi : le nouveau régime climatique avec la montée des eaux, le stress hydrique, la question des ressources en eau qui va devenir un objet de conflit, la chute de la biodiversité, l’érosion et la dégradation des sols ; la crise migratoire : la moitié de la planète va devenir inhabitable, l’autre moitié va dire « attention, chez nous c’est déjà plein », et pour moi le repli n’est pas une solution à moins de perdre toute confiance en notre humanité ; de ce point de vue la loi qui a été votée hier* est une catastrophe selon moi. La troisième crise, c’est la crise démocratique qui est absolument effrayante.
Que fait-on de cela quand on est architecte urbaniste ? J’ai confiance en la création et en l’action. A l’échelle locale, il s’agit peut-être de desserrer l’étau qui pèse sur les petites centralités dans notre manière de considérer le patrimoine. Engageons-nous dans une autre manière de considérer ce patrimoine qui n’est plus uniquement basée sur la question de la conservation mais aussi celle de la création. D’une certaine manière, il faut lâcher prise. Dans les périphéries, est-ce qu’on ne peut pas imaginer de retrouver la culture de l’espace ouvert, retrouver des continuités, imaginer que nos lotissements deviennent des parcs habités, considérer que tous ces équipements sont aussi l’occasion de penser leur mutation en une sorte de parc, imaginer une stratégie des mobilités douces qui permette de relier tout ce déjà-là ? Il ne s’agit pas de tout raser, mais à partir de ce qui existe déjà arriver à le repenser différemment en sortant des logiques monofonctionnelles. A l’échelle nationale, est-ce qu’on peut peut-être penser une nouvelle vague de décentralisation ? En redistribuant les emplois, les services, en valorisant le gisement considérable des logements vacants dans les petites centralités et les centres-bourgs. En s’appuyant sur le réseau ferroviaire qui existe encore et qui de mon point de vue doit absolument être consolidé et remis en état.
Derniers points que je voulais aborder : la question des acteurs et des outils et celle de la formation. Il y a peu d’ingénierie publique dans nos territoires. Ceux qui sont là sont fragilisés, les CAUE** par exemple sont très contraints, il n’y a pas vraiment de perspective pour leur conservation et leur développement. Je constate aussi que dans les territoires où nous avons fait des plans guides pour les Petites villes de demain les animateurs sont en difficulté car ils ne parlent pas le même langage que certains élus.
En termes d’outils, on pourrait imaginer la multiplication des accords-cadre sur des temps très longs pour fabriquer des projets urbains et garantir la continuité de l’action. Un autre outil qu’il me paraîtrait intéressant de généraliser, c’est la cartographie du foncier public à disposition des communes pour bien mettre en évidence le fait que la plupart d’entre elles ont beaucoup de possibilités pour densifier leur territoire plutôt que de continuer à consommer des sols.
Enfin la question de la formation : j’ai écouté avec beaucoup d’attention Sébastien Marot*** et je pense que les disciplines du vivant devraient intégrer les écoles d’architecture parce que lorsqu’on est architecte, on dégrade nos territoires. Dès lors qu’on construit et qu’on aménage, on a un impact. »
Les démarches et projets de Simon Teyssou sont à retrouver dans l’ouvrage « En campagne – Simon Teyssou, Grand Prix de l’urbanisme 2023 » - Ariella Masboungi et Antoine Petitjean – Editions Parenthèses – Décembre 2023.
*Loi Immigration votée à l’Assemblée nationale le 19 décembre 2023.
**Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement.
***Philosophe, participant à la table ronde « Quel avenir pour la campagne qui représente 60% de notre territoire ? ».